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mardi 21 juillet 2015

Baignade au milieu des requins

Lucie a 35 ans, elle a travaillé pour des fournisseurs de grande surface dans le domaine de la confiserie*. Si l’on connaît les méthodes de ce milieu, en avoir certaines confirmations peut nous conforter, ou nous étonner encore …

Voici la retranscription de notre rencontre avec Lucie.

(fournisseur = "industriel" ; distributeur = supermarché)

Dans l’entreprise

Un jour, au travail, le problème de l’huile de palme a été abordé par la responsable du marketing. Le pole marketing était depuis longtemps au courant de la polémique à propos de l’huile de palme via les blogs (!) et livres qui étaient sortis à ce sujet. La responsable nous a donné des documents et des flyers pour nous préparer aux questions et pour pouvoir distribuer l’information préparée par le département. Les éléments de langage à utiliser étaient que l’huile de palme ne pouvait pas être remplacée car on aurait changé le goût de notre produit phare. Cela permet dans un premier temps de prendre le consommateur par les sentiments, après l’avoir rendu accros à un produit, ce dernier ne souhaiterait pas qu’il soit changé. Même s’il ne s’en rendrait peut être même pas compte. Par la suite il était important de montrer que d’un point de vue environnemental, l’huile de palme ne posait pas problème car l’entreprise s’engageait dans l’huile de palme "durable".

Le personnel a demandé au responsable quelles étaient les informations à relayer à propos de la santé. La réponse de la responsable a été claire en parlant de la pâte à tartiner, « j’en donne tous les jours à mes enfants. Une cuillère à café pour deux tartines et je racle au couteau pour pas que ça ne déborde de trop ». [nous ne ferons aucun commentaire]. Bref, d’un point de vue marketing il y avait urgence à répondre à la question. Avant la polémique il n’y avait pas forcément de questionnement à propos de ça et le but était de mettre en avant la question du goût pour amadouer le consommateur.

Il y a constamment une lame de fond pour faire du marketing : à la recherche de nouveaux slogans, maintenir l’image de la marque. Le retour d’achat sur les publicités est analysé grâce à des logiciels d’une année aux autres.  Ainsi on peut comparer quand la publicité est la plus efficace. On peut suivre les ventes en direct. Grâce à des panels de consommateurs et des logiciels. La publicité est un budget hallucinant comparativement au chiffre d’affaire CA (ça peut représenter 30% du CA). Sans publicité, les gens n’achètent pas, car la confiserie est un achat impulsif. Il y a des moments clefs de vente : fin d’année, Pâques, Saint valentin, fête des mères.

Dans le supermarché

Il faut savoir que c’est le distributeur qui fixe le prix, les fournisseurs doivent littéralement leur manger dans la main tellement ils en sont dépendants. En tant que fournisseur on paye pour tout. Pour faire entrer le produit dans le magasin, pour la position dans le linaire (en haut, en bas et à hauteur de vue) et aussi pour la surface occupée. Le fournisseur paye aussi pour avoir son produit dans un catalogue (réduction – à la charge du fournisseur - ; prospectus) on paye sa vignette. Dans le cas où le produit est en catalogue, tous les magasins doivent avoir le produit. Ce qui peut être bon pour le fournisseur ; mais ça se paye. Pas forcément en piécettes sonnantes et trébuchantes mais directement sur le prix d’achat du produit par le distributeur.

Le produit est maintenant en magasin. Mais pour que le consommateur l’achète, la bataille n’est pas terminée. De la sortie de la maison jusqu’à sa rentrée, le consommateur doit être « matraqué ». Sur le chemin (radio, panneaux), sur le lieu de vente (sur le parking, comme l’abri à caddie). La confiserie est un type d’achat d’impulsion, on définit ces produits comme cela car ils ne sont pas sur la liste de course. Il faut donc donner envie au consommateur en rayon. Le problème c’est que le rayon confiserie est à part dans le magasin, on y rentre pas dedans comme dans un autre. En effet, on peut parcourir un rayon quand on sait qu’il pourrait y avoir un produit dont on a réellement le besoin mais sans le prévoir à l’avance. Il faut donc insister sur les produits en tête de gondole et la pub est indispensable. Il y a un processus pour faire acheter le consommateur. Cela passe par les zones saisonnières quand on rentre dans l’allée centrale. Il faut aussi faire faire les achats d’impulsion avant la fin des courses : à la fin de le caddy est plein, il faut donc faire acheter ces produits au début.

Dans le magasin, le fournisseur paye les petites flèches qui sortent des rayons. Pour les opérations spéciales le must est la palette en milieu de magasin. Le but est de mettre le maximum de produits, bien plus que ce que l’on peut vendre, histoire de capter le regard et attirer le chaland. L’opulence sur le choix attire et donne envie d’acheter.

Pour faire ces opérations, le fournisseur et le distributeur passent un deal. Le distributeur ne souhaite pas garder des stocks. Il demande une garantie de reprise de l’invendu. Comprenez, si toutes les palettes de chocolat ne sont pas vendues le distributeur demande une garantie de reprise des invendus au fournisseur. Le fournisseur reprend les invendus et rembourse le distributeur un certain pourcentage de la marchandise qu'il lui reprend. Dans le contrat entre les deux parties, il est spécifié à quelle hauteur le fournisseur doit rembourser le distributeur. Pas de stock, pas de perte, pas de risques. Mais la bouffe se périme, la reprise se fait donc sur des produits pouvant être périmés. Le fournisseur rachète ses propres produits qu’il a le droit de jeter. Dans les faits c’est directement le magasin qui les détruits. Ceci est fait un peu avant la date de péremption en réalité.

Lors d’une de nos visites nous avions vu des produits en rayon alors qu’ils avaient été rachetés. Ils étaient encore bons pour la date de péremption, mais ils étaient vendus par le magasin alors que le fournisseur les avait rachetés. Le distributeur avait donc vu son stock racheté mais le vendait quand même : du coup c’est un bénéfice net. Du vol en fait. Nous avons alors pris le chariot pour sortir les produits du rayon et on a tout balancé à la benne. Bien entendu la date de péremption n’est pas un problème hygiénique car les produits sont toujours bons. D’habitude si les produits sont repris, ils peuvent être utilisés comme des dons par le fournisseur.

Qui de l’œuf (kinder) ou de la poule (lindt) ?

La conséquence de ce petit marché est que les fournisseurs doivent s’aligner pour vendre leurs produits. Il y a une compétition féroce entre les magasins mais aussi entre les rayons ! Les responsables de rayon n’ont pas de vie et assurent des matinales, soirées et il y a des ranking par rayon en fin d’année pour déterminer le meilleur. On assiste à une guerre entre les rayons sur des produits border line qui peuvent se vendre soit dans un rayon soit dans un autre. Au sein du magasin la pression va de haut en bas où chacun est l’oppresseur et l’opprimé. Tout le monde doit faire pareil, c’est une spirale. Mais à la fin de la chaîne, la pression se fait sur le fournisseur qui lui même doit faire pression sur le fabriquant (si les deux ne sont pas liés). Ceci afin qu’il baisse toujours ces prix, voir qu’il fasse des lots gratuits. Des lots qui ne sont pas offerts aux clients je vous rassure. C’est le monde de la consommation. Si on ne fait pas comme ça avec cette pression des différents chefs, au fournisseur et au fabriquant, tout s’écroule. Les prix sont tellement cassés, que si on ne s’aligne pas, on ferme boutique. Au final, les fournisseurs tout comme les distributeurs, ça ne reste que des boites à fric. Elles font pression sur leur employés mais c'est très certainement le fabriquant ou le paysan au bas de l'échelle qui se fait le plus pressé comme un citron.

Au final c’est aussi le consommateur qui demande toujours moins cher. Consommateur qui est aussi à un moment producteur, dans un autre secteur…

*Nom d’emprunt, interview réalisée en mai 2015

Baignade au milieu des requins. Mais qui est le requin ?

Mes conclusions.
Le système est pyramidal où chacun est « l’esclave » de l’autre. Comme consommateur, nous avons aussi une part de responsabilité, mais notre levier d’action est assez compliqué si l’on ne se détourne pas du système des grandes surfaces. Il est aussi impressionnant de voir que la publicité, dont chacun se sent très détaché et imperméable, influence notre comportement de manière notable. Voilà pour le distributeur.
Concernant le fournisseur, on comprend bien toute l’utilité de la polémique. Dans ce cas la marque a préféré jouer l’offensive mais on comprend bien que la technique est assez spéciale. Amadouer le consommateur et un peu de déni.

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